mercredi 26 janvier 2011

L'âme et l'émancipation



Comme tout autre pays, l'Amérique n'a pas à culpabiliser pour toute son histoire pour les fautes de certains Américains du passé et il n'y a pas de Péché Originel Héréditaire qui doive se transmettre à toute une nation. Mais le problème posé par l'esclavage aux USA, aboli depuis près de 150 ans, est qu'il hante toujours l'âme d'une Nation religieuse, qui croit qu'elle devait être pure et sainte depuis sa naissance.

Au lieu de concéder simplement que Washington et Jefferson étaient parfois des hypocrites, certains conservateurs veulent donc vivre dans le déni. Michelle Bachmann, la Folle-en-Christ du Minnesota, vient de déclarer que les Pères Fondateurs avaient "lutté jusqu'au bout contre l'esclavage", ce qui est factuellement et facilement réfuté. Cf. Adam Serwer et Jamelle Bouie qui rappellent des détails horribles (comme le Père de la Nation George Washington qui, en 1784, fit arracher neuf dents à ses esclaves pour se faire une prothèse).

Une des caractérisations du siècle des Lumières est cette hypocrite ambivalence sur le fait de retirer tout droit à certains êtres humains. Les Anciens se servaient de mauvais arguments pour justifier l'esclavage (Aristote disant qu'il y a des humains faits pour servir "par nature", alors qu'il ne pouvait pas croire que son maître Platon, vendu aux galères, était de cette "nature"). Mais les Anciens devaient quand même croire spontanément que l'institution avait quelque chose de naturel dans son universalité.

Au contraire, les Occidentaux des Lumières savaient que ce qu'ils faisaient était criminel. On a de nombreux textes qui l'attestent, même chez les esclavagistes. John Locke dit que l'esclavage ne peut se justifier par un contrat (contre Grotius ou Hobbes) mais seulement par le droit de la guerre, et encore seulement si cette guerre a été justifiée comme une défense. Cela ne l'empêche pas d'avoir des esclaves. Les mêmes rumeurs courent sur Voltaire (pas sur Rousseau, mais il se souciait plus d'esclavage métaphorique aux moeurs que de dénoncer l'esclavage réel).

Thomas Jefferson, théiste rationaliste, dit dans un texte célèbre que lorsqu'il contemple cette institution il ne peut que craindre que Dieu ne soit juste et que sa nation doive un jour subir son courroux.
Indeed I tremble for my country when I reflect that God is just: that his justice cannot sleep for ever: that considering numbers, nature and natural means only, a revolution of the wheel of fortune, an exchange in situation, is among possible events: that it may become probable by supernatural interference!

Mais cela ne l'empêche pas de ne pas affranchir 90% de ses esclaves (Washington ne les affranchira que par testament). Il écrivit dans une version de la Déclaration d'indépendance que l'esclavage était seulement de la faute de la Couronne britannique, puis (quand les Britanniques affranchirent des esclaves qui acceptaient de se battre dans l'Armée loyaliste) il reprocha au contraire à la Couronne de violer le droit de propriété des Sudistes. Jefferson s'en tirait par l'argument des pervers et des procrastinateurs : il faut arrêter ce crime, mais... pas tout de suite ("sed noli modo"), il faudra un peu de temps, ils ne sont pas encore prêts, c'est aussi pour leur bien, il faut d'abord les habituer à la liberté en les gardant asservis quelques générations.

Jamelle Bouie mentionne plusieurs Fondateurs qui furent des abolitionnistes. Alexander Hamilton, le Publius des Federalist Papers, père de la Constitution et centralisateur, tué en duel par Aaron Burr en 1804. John Jay, premier Président de la Cour Suprême, qui avait proposé une abolition totale dans l'Etat de New York pour 1799 (le projet fut d'ailleurs soutenu par le si détesté Aaron Burr, qui allait même jusqu'à évoquer le suffrage féminin). La France et les USA souffriraient moins de leur hypocrisie si elles avaient pu persister dans cette tentative d'abolir dès les années 1790 au lieu des années 1850-1860.

Aaron Burr est haï comme le meurtrier d'Hamilton (dans ce geste du Duel qui symbolisait les derniers échos d'une morale aristocratique dépassée) mais aussi parce qu'on l'accusa de tentations dictatoriales. Ancien héros de l'Indépendance, il aurait cherché à organiser un coup d'Etat militaire pour devenir le Napoléon, le Bolivar ou le César de cette nouvelle République mais il a toujours nié pendant son procès qu'il levait une milice. Mais même si lui aussi a possédé deux esclaves, il semblait un peu plus cohérent que le Virginien Jefferson. Il serait ironique que celui qui symbolise (peut-être injustement) le risque que les USA aient pu tomber dans une forme de caudillisme dictatorial soit aussi associé avec la possibilité de liberté pour tous les ressortissants sur le sol.

Et sans vouloir sermonner et ramener toute histoire à un examen de conscience, cette hypocrisie fascine aussi parce qu'il est probable que nous la partagerions sur d'autres sujets. Par exemple, toute personne de bonne foi, sauf peut-être le libertarien le plus doctrinaire ou l'assureur le plus inhumain, concéderait que la santé ne devrait pas dépendre du revenu. Même sans imaginer un progrès moral à tout point de vue, il est pensable que cela deviendra une telle évidence qu'on ne pourra plus songer à notre époque, y compris dans la majeure partie du monde industrialisée, que comme un résidu de barbarie.

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