Une recension d'un des derniers machins de Jean-Luc Marion par F. Cova, et qui ne peut qu'être meilleure que l'ouvrage d'origine.
J'aime notamment beaucoup ce sottisier où il critique un des sophismes de Marion (1 Le Don échappe à la simple réciprocité égale 2 Or la logique classique est fondée sur le principe d'identité qui suppose que toute chose est égale à elle-même 3 donc le Don est inconcevable de manière logique) et donne un second exemple encore plus parlant :
C’est de la même façon que les sans-papiers, par leur seule existence, violent eux aussi le principe d’identité. Et en voici la savante démonstration : “être, pour tout étant, implique qu’il soit identique à soi, corresponde à son essence et ne la contredise pas ou, ce qui revient au même, ne se contredise pas. Le sans-papiers contredit son essence, en se montrant incapable de la décliner, de la restituer.” (Marion, p. 60) Autrement dit : les sans-papiers n’ont pas d’identité (civile), ils violent donc le principe d’identité. CQFD, et ne laissons pas les rabat-joie nous dire que “identité” a dans les deux cas des sens complètement différents.
J'ai mis du temps à admettre que c'était bien une citation (même si je n'ai pas le livre) et pas une sorte de plaisanterie.
Cela dit, cela me déprime aussi un peu, je ne sais pas pourquoi.
Parce que Jean-Luc Marion a (ou du moins a pu avoir) une telle autorité symbolique dans le champ philosophique français ? Parce que la philosophie paraît parfois vaine quand elle ne permet pas d'éviter des paralogismes aussi grossiers ?
A partir de quand la philosophie se met-elle à quitter le domaine de la spéculation audacieuse pour tomber dans le n'importe quoi ? A partir de quand passe-t-on des paradoxes ethnologiques fascinants de Mauss sur le Don (peut-on donner sans revenir en fait à une économie de l'échange qui est censé être la négation du Don ?) à ce confusionnisme où la difficulté du Pardon est commentée (depuis Derrida) comme "la condition de possibilité de l'impossible" ou de manière théologique comme la continuation d'une Donation première par un Donateur originaire au-delà de tout étant...
En revanche, je ne suis pas convaincu par l'objection 2 selon laquelle le défaut principal est un "cadre kantien simpliste". Kant, même dans une version scolaire, ne me paraît pas coupable de ce que Marion dit à propos de l'événement et la causalité. Le problème est que par définition l'Evénement chez Marion (comme souvent en philosophie continentale) est le contraire d'un événement au sens commun, puisqu'il est soustrait à la causalité, qu'il doit s'agir de quelque chose que Hume caractériserait plutôt comme le miraculeux, j'imagine, comme l'Incarnation.
Il y a quelques années, j'avais vu une conférence de Marion sur le Temps qui m'avait fait vraiment rire. Il défendait l'Eucharistie catholique en projetant la distinction heideggerienne entre "ontique" (qui concerne un étant - boo!) et "ontologique" (qui concerne l'être de l'étant - f*ck yeah!). Dire que l'hostie n'est que symboliquement du pain serait rester dans une temporalité inauthentique et ontique alors que ce n'est que par le Mystère de la Transsubstantiation qu'on dépasse le rapport entre les étants pour passer à une compréhension ontologique du Temps (qui n'est pas alors traité comme un étant). J'ai du mal à imaginer une parodie (et je comprendrais en fait que vous ne me croyiez pas, il y a une sorte de Loi de Poe pour ce genre d'argument).
Dans un récent Philosophie magazine, la phénoménologue Françoise Dastur dit (en reprenant en gros Merleau-Ponty) que Cézanne est supérieur à Monet parce que Monet est resté du côté d'un atomisme subjectif à la Hume (les impressions comme des sortes de sense data trop empiriques) alors que Cézanne peint l'être sauvage du monde au-delà même du sujet et de l'objet. Là aussi, comme souvent dans l'arbitraire phénoménologique, c'est une manière qui me semble peu intéressante de mobiliser des distinctions philosophiques pour justifier ses propres préférences.
4 commentaires:
"A partir de quand passe-t-on des paradoxes ethnologiques fascinants de Mauss sur le Don (peut-on donner sans revenir en fait à une économie de l'échange qui est censé être la négation du Don ?) à ce confusionnisme"
Je vous recommande , si vous ne le connaissez déjà, le bouquin d'Alain Testart : Critique du don - études sur la circulation non marchande (Syllepse)
Il s'attache à dégonfler les paradoxes de Mauss, et plante des banderilles à d'autres vaches sacrées comme Derrida ou Bourdieu (quant à Marcel Hénaff il est grillé au lance-flamme).
Ah, je vois sur son site qu'Alain Testart montre que même Mauss pratiquait un peu l'amphibologie sur "don" et "donner" (je peux "donner" dans un échange en attendant un "contre-don" sans qu'on parle d'un vrai Don et on a ainsi l'explication de l'apparente contradiction insoluble).
[Mais en fait, avec mes STG sur les échanges, je reste dans cet équivoque en espérant qu'ils retiendront le Potlatch]
Il faudrait quand même un jour que je regarde ce que disent les anthropologues contemporains, je n'ai jamais travaillé Maurice Godelier, L'énigme du don, ou bien Alain Caillé et Jacques Godbout.
Ah, Philotropes a aussi une discussion de l'article de recension.
Le Godelier est plutôt intéressant : le premier chapitre se livre à une relecture de Mauss et de la lecture de Mauss par Levi-Strauss. Godelier met l'accent sur un aspect d'après lui négligé par ses deux illustres prédécesseurs : les choses qui ne peuvent être ni données ni vendues...
Ceci dit, lui aussi se fait allumer dans le bouquin de Testart
Enregistrer un commentaire