dimanche 30 janvier 2011

Anomie voyeuriste ou reconnexion

Chez Meilcour, une vidéo d'ethnographie d'Internet (et notamment de YouTube) par l'anthropologue Michael Wesh. Il décrit, en partant de l'analyse si frappante de Neil Postman, la montée graduelle d'une culture individualiste, narcissique de l'expression de Soi, d'un exhibitionnisme un peu nihiliste (dont la signature de "tag" paraissait aussi le symptôme le plus omniprésent en ville depuis la fin du XXe siècle, et le commentaire du Troll aujourd'hui) qui serait "contrebalancé" par une demande de nouvelles communautés encore vagues, d'une religion transformée en humanisme facile ("Nous sommes tous Un").Son histoire du progrès de la Génération Whatever ("Peu Importe") ou Meh, "Bof", serait en tension ensuite avec de nouveaux engagements, mais il donnait peu de preuves de cela à l'époque.

La "communauté" anarcho-technophile Anonymous, après ses cyberattaques de représailles pour venger WikiLeaks et quelques attaques contre l'ancien gouvernement tunisien, lance des tentatives pour rouvrir des connexions Internet vers l'Egypte par dial-up (leurs appels sont bien sûr sur l'Internet, ce qui paraît ironique s'ils n'ont pas l'accès pour avoir ces nouveaux numéros). L'accès à la Toile entre dans les Droits-libertés fondamentaux du libéralisme politique, comme la liberté d'association, la liberté d'expression et la liberté de la presse (voir la vidéo où le petit groupe de quelques pirates sait vraiment bien dramatiser son importance, ou cette page).

Malcolm Gladwell avait essayé de critiquer l'optimisme en faveur d'effets de Twitter en Iran (lors des manifestations Vertes de l'été 2009). Il appelait à distinguer en quelque sorte la quantité accrue des connexions et la "force" de ces connexions, disant qu'on avait souvent un accroissement des premières qui s'accompagnait d'une diminution des secondes : nous entrerions plus en contact mais pour nous noyer plus sous un flux de trivialités (je ne vois pas de mot français très adéquat pour des mots anglais comme "irrelevance"). On pourrait certes répondre que cette opposition du quantitatif et du qualitatif n'a pas grand sens si l'augmentation des connexions permet un "point critique de basculement" cher à certains théoriciens connus pour leurs slogans simplificateurs. Malcolm Gladwell, qui n'a pourtant pas l'air très "révolutionnaire" radical, dénonçait même un risque d'illusion idéologique où on finirait par être hypnotisés par une fuite des conflits réels vers des substituts ou des simulations de ces conflits. Les Guignols de l'Info ont bien repris ce genre de distinctions par leur gag de répétition où Aliagas admire le cybermilitantisme de hackers qui vont se contenter d'attaques symboliques sur des pages Web ("C'est extraordinaire, ils ont mis une photo de Paris Hilton sur la page d'Ahmadinejad").

Je ne sais pas comment on peut déjà mesurer l'importance réelle des réseaux d'information dans les mobilisations de masse et comment évaluer les contre-factuels. En Tunisie, Wikileaks (qui a pu contribué à faire penser que les Américains ne soutiendraient plus le régime) et les hacktivistes ne jouent qu'un rôle assez secondaire par rapport à des causes sociales et économiques qui auraient été là sans Twitter et sans Facebook. Et c'est dans la "Rue réelle" (qu'elle soit "Rue arabe" ou pas) et pas seulement dans des forums de discussion que les insurgés peuvent avoir un effet sur un gouvernement d'oppression comme l'Egypte.

Mais ensuite, sans vouloir tomber dans l'Idéologie d'un renouveau démocratique athénien, ce sont bien par ces forums que les discussions sur la sortie de crise peuvent agir une fois que la crise arrivera à sa fin, ne serait-ce que pour habituer une société civile à un pluralisme.

6 commentaires:

Anonyme a dit…

il ne faudrait pas oublier que ce n'est pas la première fois il s'en faut que la 'rue arabe' se soulève.

Il est donc bien évident qu'Internet ne jour aucun rôle majeur dans le déclenchement des évènements.

Par contre c'est la première fois qu'un mouvement de ce genre réussit. Et là on peut quand même se demander si Internet n'a pas joué un rôle.

Si les mouvements précédents ont échoué, c'est avant tout parce que l'armée arabe a écrasé la rue arabe. Quel que soit le courage des insurgés, face à des mitrailleuses maniées par des gens décidés à s'en servir, on peut que se rendre ou mourir.

La dimension de l'image que l'on peut avoir (le monde vous regarde) ainsi que l'influence des idées de l'extérieur ont pu jouer un rôle important dans le comportement nouveau de l'armée arabe dans le cas de la Tunisie. Et les idées de l'extérieur rentrent bien plus facilement par Internet que par la presse écrite. Les gradés et la troupe tunisienne savaient tout ce qu'il y avait à savoir sur la corruption du pouvoir. Les civils qu'ils connaissaient aussi. Tout ça a pu jouer un rôle.

Fr. a dit…

Ce n'est pas mon domaine de spécialité, mais en décomposant le problème, on arrive à trois réponses distinctes à ta question :

1. Il existe déjà des modèles très efficaces pour prédire l'utilisation de la violence politique systématique. Ces modèles utilisent les inégalités de richesse et le type de ressources économiques disponibles dans le pays : en gros, la violence émerge des économies agrariennes fortement inégales.

Ces modèles se passent des réseaux sociaux pour expliquer les soulèvements, même s'ils utilisent d'autres variables pour déterminer le type de violence (guerre civile, guerilla, révolution, etc.). Personnellement, je conserve donc l'hypothèse nulle à ce stade : Twitter et Facebook ne causent pas de révolte politique.

2. Le phénomène ne s'arrête pas là : des effets d'imitation sont observables. Je ne connais pas les différences entre les modèles (contagion, émulation, mimétisme…), mais il est évident que les communications jouent un rôle dans tout processus de diffusion ou d'apprentissage.

À ce stade, on peut raisonnablement s'attendre à ce que les réseaux sociaux jouent un rôle identique aux autres médias parmi les populations qu'ils touchent, et ces populations sont réduites : 20% en moyenne dans les pays développés, 25% environ en Tunisie (utilisateurs/population). Le facteur va donc varier selon la population impliquée (révolte étudiante ou populaire), mais il serait absurde de l'estimer nul par défaut.

3. Le phénomène, enfin, va jusqu'à son terme : échec ou non du soulèvement. La capacité de mobilisation passe par les réseaux de communication, sans remplacer l'action elle-même. Cette donnée est insensible à la nature des informations neutres transitant sur ces mêmes réseaux.

À partir de là, il devient difficile de ne pas attribuer un rôle aux réseaux sociaux. Affirmer que Twitter pourrait nuire à la mobilisation politique devient à peu près aussi ridicule que d'affirmer que les communications radio ont nui à la libération de la France parce que les radios parisiennes diffusaient de la musette pendant le D-Day. Ce qui peut compter, c'est la propagande du régime menacé, mais l'exemple de Radio Paris laisse présumer que la propagande crée probablement autant de soutiens que de défections (c'est en tout cas l'hypothèse initiale).

Il y a une nuance : l'argument de Gladwell évoque un effet négatif des informations neutre, un “effet Debord-Huxley” sur le lissage des mentalités et le brainwashing par le LOL. L'argument me semble absurde pour plusieurs raisons, dont la principale reste le capital humain : les mouvements économiques ont élevé le niveau d'éducation au-delà du seuil où la pauvreté et la servitude peuvent apparaître naturelles à une large fraction de la population.

Fr. a dit…

Add. More here.

Fr. a dit…

Add. Une bonne illustration de tout ça (j'arrête là).

Phersv a dit…

Ce qui est bien dans les blogs est que les commentaires peuvent être meilleurs que les posts.

Oui, le simple fait que les gouvernements soient si soucieux de couper ces connexions est quand même un bon argument pour dire que ces réseaux n'ont pas un rôle nul.

Ah, Fr., il faut que tu fasse breveter les expressions " “effet Debord-Huxley” sur le lissage des mentalités et le brainwashing par le LOL".

Phersv a dit…

La sociologue Zeynep Tufekci donne aussi quelques arguments en faveur du rôle effectif des réseaux sociaux.