mardi 10 mai 2011

Gaya Scienza & Science lugubre


Le philosophe des sciences et de l'économie Eric Schliesser se demande si Die fröhliche Wissenschaft - la gaya scienza (1882) de Nietzsche pourrait aussi être une allusion à l'attaque de Carlyle contre la Dismal Science des Economistes utilitaristes (1849).

Cela paraît peu probable à première vue (Nietzsche citant plus l'Américain abolitionniste Ralph Waldo Emerson sur ce terme que le raciste britannique Carlyle), mais dans l'intérêt de Nietzsche, il faudrait en effet encore plus que ce ne soit pas le cas.

En effet, dans son épouvantable article de 1849, Discours d'occasion sur la question noire, Carlyle opposait un "Gai savoir" "humaniste" (sic) pour justifier l'esclavage et la supériorité de la race blanche, alors que la "Science Lugubre" de John Stuart Mill en ne réduisant tout qu'à des calculs d'utilité et d'offre et de demande entre individus abstraits ne prendrait pas en compte cette supériorité "naturelle".

Dans cet usage, la "Gaya Scienzia / gai saber", terme provençal des Troubadours, ne renverrait pas à une musique insouciante et à la Liberté au-delà de la moralité judéo-chrétienne mais bien à une critique raciste et profondément réactionnaire d'une pensée fondée sur l'égalité humaine.

On sait que Nietzsche a repris certains arguments de Thomas Carlyle et que toute sa philosophie est une critique du concept d'égalité comme Ressentiment (même s'il récuse aussi un certain racisme vulgaire comme étant aussi l'expression du Ressentiment) et si le titre du livre allemand de 1882 jouait aussi avec les connotations racistes de l'anglais de 1849, cela changerait notre perspective sur son oeuvre (bien plus que les effets indirects de Nietzsche 50 ans après dans l'utilisation qu'en fit sa soeur sous le IIIe Empire allemand).

[Si j'étais toujours aussi irrité qu'hier par la proposition démagogique et irresponsable d'un ministre de notre République, je m'amuserais à faire remarquer que l'historien Carlyle, comme notre ex-historien M. Laurent-Menteur-Wauquiez, dit qu'il faut conserver l'esclavage parce que ceux qui sont nés pour ces basses besognes seraient corrompus moralement si on ne les réduisait pas à un labeur gratuit. ]

Schliesser va jusqu'à dire que la critique misogyne de la Pitié par Nietzsche comme manquant de virilité serait encore une sorte de lutte contre la tradition plus "féminine" Hume-Smith-Mill (Mill étant un des premiers philosophes féministes) d'une philosophie de la Sympathie dans les fondements de l'Economie politique. Mais là aussi, Nietzsche peut penser surtout à la théorie schopenhauerienne de la Sympathie (alors que Schopenhauer est encore plus misogyne si c'est possible que Nietzsche).

1 commentaire:

Elias a dit…

On peut peut-être faire un rapprochement avec le passage suivant ...

"Peut-être - disons le à la consolation des douillets - la douleur faisait-elle moins mal qu'aujourd'hui ; telle est du moins la conclusion d'un médecin qui a soigné des Noirs (ceux-ci étant les représentants de l'homme préhistorique)..."
Généalogie de la morale II §7

Mais peut-être trouverait-on des nietzschéens de gauche pour nous expliquer que là aussi Nietzsche ne dit pas ce qu'il a l'air de dire...