Via Leiter, la question habituelle sur la philosophie analytique contemporaine : (1) Existe-t-elle comme une unité bien constituée ? (2) Quel est son critère d'existence ?
L'auteur semble dire qu'elle n'existait qu'en s'opposant à Bradley, depuis environ 1900 et qu'en revenant à ses questions métaphysiques depuis la fin du XXe siècle, elle s'auto-dissout donc en une victoire ironique pour l'adversaire originel. L'analytique serait réabsorbé par le systématique.
En effet, historiquement, l'idée même de philosophie analytique était née avec Russell et Moore d'une révolte contre une métaphysique, mais une métaphysique particulière, l'Idéalisme de Bradley (qu'on dit "hégélien" en gros, même s'il ne conserve qu'une partie de l'Hégélianisme). Pour Bradley, la réalité absolue est une totalité impossible à analyser par des concepts logiques (du moins dans la logique de l'entendement au sens habituel - il lit l'Absolu d'une manière finalement plus proche de la dialectique kantienne) et il en est de même pour de nombreux concepts qui seraient intrinsèquement contradictoires si on les sépare d'une totalité absolue.
La philosophie analytique de Russell était donc fondée sur un réalisme analytique : il y a du simple, il y a une réalité indépendante de l'esprit, qui doit pouvoir être divisée par des concepts logiques distincts (cela conduit à la thèse de l'atomisme logique des particuliers et des relations, et cela peut s'appuyer aussi sur le "Platonisme" de Frege), mais Moore ajoutait que l'analyse conceptuelle elle-même posait un problème dès que l'analyse n'était pas triviale (si elle surprend, est-ce encore une analyse ou une redéfinition ? si elle ne surprend pas, est-elle complètement sans aucune information ?).
Russell faisait déjà de la métaphysique, mais anti-hégélienne. Sortir de l'illusion séductrice de la Dialectique est la grande affaire du milieu du XIXe siècle. Sa manière à lui de rompre avec Hegel n'était pas le matérialisme ou un perspectivisme anti-progressiste, mais la défense de la Logique nouvelle de Frege et de ses capacités analytiques qui devaient lui permettre d'unir les impressions de Hume et la systématicité de Leibniz (les deux conduisant au Logicisme). Le Comte Russell est un peu intempestif dans les strates que certains prétendaient appeler une "épistémé". Métaphysicien et sceptique, c'est un homme des Lumières projeté au siècle de Hilbert et de la Relativité d'Einstein.
Le sens de la philosophie analytique a ensuite changé avec les Pragmatistes et les Néo-Positivistes, qui, eux, voulaient être des Empiristes radicaux, scientistes et anti-métaphysiciens (même s'ils continuaient encore le projet russellien d'analyse des concepts). [Je laisse de côté les Wittgensteiniens du Langage Ordinaire, mais je les rangerais bien aussi dans ce genre de mouvement comme des pragmatistes encore plus "sceptiques".]
Russell se méfiait à la fois des Pragmatistes (qu'il jugeait encore trop "hégéliens" dans leur manière de refuser la Vérité Correspondance et d'exalter l'Instrumentalisme ou le Cohérentisme) et des Néo-Positivistes (parce qu'il voulait une métaphysique réaliste et non le dépassement empiriste de la métaphysique).
Puis arriva le logicien Quine, qui développa la logique de Russell avec une nouvelle rigueur pour abandonner complètement l'idée d'une distinction claire entre l'analytique et le synthétique. Dès lors, le terme même de "philosophie analytique" devenait ambigu si l'analyticité était en partie une question de convention linguistique. Quine était clairement du côté empiriste, pragmatiste, anti-métaphysique et autour des diverses "logiques", il n'y avait donc plus que des degrés continus de croyance (holisme épistémologique) et plus aucune fondation philosophique ultime.
C'est le paradigme du Naturalisme : "Il n'y a pas de philosophie première". La philosophie doit abandonner le projet fondationnel, car il n'y a que diverses sciences plus ou moins réfutables, plus ou moins proches de l'empirique, et la philosophie doit simplement clarifier certains faux problèmes pour aider les divers champs plus ou moins imbriqués de la toile de nos sciences.
Même si on a abandonné le behaviorisme de Quine depuis la nouvelle philosophie de l'esprit et les sciences cognitives dans les années 1960, ce Naturalisme quinien est resté dominant avec des formes plus "métaphysiques" (le Physicalisme comme thèse qu'aucun phénomène n'échappe en droit à une explication en termes physiques).
Même si on a abandonné le behaviorisme de Quine depuis la nouvelle philosophie de l'esprit et les sciences cognitives dans les années 1960, ce Naturalisme quinien est resté dominant avec des formes plus "métaphysiques" (le Physicalisme comme thèse qu'aucun phénomène n'échappe en droit à une explication en termes physiques).
Mais depuis les années 1970, et notamment à cause de problèmes fondationnels sur le réductionnisme physicaliste, le refoulé métaphysique est donc revenu, d'abord chez certains Naturalistes comme Putnam ou même Kripke (la question de l'essentialisme), puis chez des Physicalistes qui reconnaissaient plus honnêtement qu'ils faisaient de la métaphysique : David Lewis et David Armstrong.
Armstrong part du principe qu'il n'y a pas d'énoncé vrai sans un fait qui le rend vrai (Truthmaker). De ce principe qui a l'air innocent sortent les nouveaux Réalismes : réalisme sur les Universaux ou sur les propriétés dispositionnelles ou réalisme sur les mondes possibles (et un héritage récent est un troisième David, David Chalmers et son Dualisme naturaliste fondé sur un rationalisme modal qui paraît un retour au dogmatisme wolffien).
Le Naturalisme post-quinien n'a pas complètement abandonné - Yablo en est peut-être une des formes intéressantes. Mais le pragmatisme dans sa forme "métaphysique" a même accouché d'un renouveau néo-hégélien avec McDowell et Brandom (bien entendu, c'est ce courant-là que la phénoménologie française va essayer d'exploiter).
Contrairement à ce que dit le lien, le retour de la philosophie anglophone à des discussions de la métaphysique hégélienne n'est donc pas la mort de la philosophie analytique russellienne avec ce spectre de Bradley et McTaggart.
C'est une tension qui vient du Réalisme russellien lui-même dans sa lutte contre l'Hégélianisme et surtout du Pragmatisme. La philosophie dite "analytique" avait été marquée par un pragmatisme assez idéaliste et un empirisme phénoméniste (même le réalisme de Russell n'y échappait pas complètement et il était tenté par des sense data "objectifs" en plus du réalisme des Relations). Elle ne pouvait donc pas dépasser vraiment la métaphysique, seulement tenter une discipline pour éviter le jargon de l'Absolu hégélien.
La dialectique de Bradley n'avait pas été complètement stérile. Elle a pu habituer Russell au Troisième Homme (Quelle est la relation entre la relation et les relata ?), ce qui l'a conduit aux raffinements du Paradoxe d'Auto-prédication en Théorie des Ensembles et à la Théorie des Types ramifiés.
Mais, quels que soient ses défauts, Bertrand Russell reste plus clair que toutes les théologies de la fin de l'époque victorienne, y compris le pragmatisme. La métaphysique (post-)analytique reste en danger d'être une nouvelle scolastique mais pas vraiment de retomber dans un jargon vide de Bradley. Même quand on reprend un vocabulaire à McTaggart, ce n'est plus pour affirmer que le Temps n'existe pas dans l'Absolu.
8 commentaires:
Franchement bravo. C'est le meilleur résumé de l'histoire de la philosophie analytique qu'il m'ait été donné de lire. Et d'une clarté admirable !
ps : visiblement un ouvrage intéressant ici :
http://ndpr.nd.edu/review.cfm?id=22229
Merci beaucoup. Le défaut est mon habitude excessive de classifications en -isme, qui demanderaient à être mieux définies.
Je ne connaissais pas l'ouvrage sur le dialogue continental/analytique. Le reviewer fait une erreur curieuse sur Pascale Gillot, la Spinoziste qui tente de critiquer le dualisme phénoménologique de Searle.
Je suis sceptique sur les chances de convergences ou les dépassements entre les deux traditions (même dans "l'intersection" de l'Hégélianisme analytique de l'Ecole de Pittsburgh, Sellars, Brandom, McDowell).
Ah, si, il y a la phénoménologie curieuse d'Hubert Dreyfus qui mélange connexionnisme (contre le computationnalisme classique) et critique merleau-pontyenne du dualisme.
Richard Rorty, qui avait pratiqué les deux traditions en commençant en réductionniste analytique et en finissant en herméneute derridien, disait qu'il pensait que les deux traditions deviendraient un jour deux disciplines séparées qui n'auraient plus rien de commun à part un nom "homonyme" de philosophie qui serait un reliquat historique. Même la conversation entre les deux est morte. Les derniers à avoir esquissé une sorte de dialogue critique remontent à Bergson et Russell, avant la Grande Guerre, ou Williams lisant Sartre.
Ce n'est pas un jugement de valeur contre la philosophie continentale (j'aime bien Hans Blumenberg et j'ai un plaisir coupable à lire même les spéculations parfois très... audacieuses, disons, de Stiegler, comme de dire que le Cinéma comme industrie doit résoudre les problèmes du schématisme transcendantal kantien).
Peut-être que ceux qui se présentent comme le "Nouveau Réalisme Spéculatif" de Meillassoux et Graham Harman pourrait éventuellement atteindre une sorte de frontière (des Continentaux reparlant de thèses et problèmes universels) s'ils ne tombent dans la rhétorique.
Mais, en lisant le dernier livre français de Graham Harman, L'objet quadruple, où le Tétraparti (Geviert de la Terre, du Ciel, des Mortels et des Dieux) heideggerien est censé s'éclairer par la distinction de l'objet, de ses attributs, de l'objet phénoménal et de de ses tropes, cela me semble mal parti...
Justement, je travaille depuis un certain temps sur le réalisme spéculatif !
L'écart fondamental est en effet entre le projet extrêmement séduisant, "des Continentaux reparlant de thèses et problèmes universels", comme vous dites, mais aussi des continentaux pour qui argumenter (plutôt que de mettre entre parenthèses ^^, ou de jouer sur les mots), n'est pas une faiblesse, entre ce projet, donc, et sa réalisation (le dernier chapitre de Guerilla metaphysics de Harman est assez typique de cet écart-là). Le premier fait que je leur donne beaucoup de crédit (certains diront trop).
Pour Meillassoux, il me semble qu'il s'adresse surtout aux Continentaux, mais au moins il les réveille de leur sommeil auteurisant, en enjoignant de discuter sérieusement. C'est appréciable, quoi qu'on en pense. Et sa pensée a le mérite de la cohérence (voire du systématisme).
Un autre, Ray Brassier, est lui assez "crossover" par nature, puisque c'est un éliminativiste pur et dur, mais qu'il s'appuie sur le très étrange Laruelle. En tout cas il est de lecture très stimulante. L'ironie du sort est que lui et certains de ses alliés (je pense au livre de Ladyman et Ross) finissent par reprocher aux analytiques de s'être perdus... en se livrant à la métaphysique !
Quant à Harman (désolé, je vais être long), je vous trouve un peu dur ; il tente de donner une interprétation non pédante de Heidegger (autre que le "j'ai dépassé la métaphysique donc tu ne peux pas comprendre petit scarabée" qu'on trouve ailleurs), et ses propositions théoriques sont vraiment bien construites (l'objet supplément de ses relations, l'objet scindé entre son unité et ses parties, la nécessité pour la philosophie de penser l'ontologie hors de l'anthropocentrisme).
Ce sont ses résolutions précises (la causation indirecte, la confusion entre objets ordinaires et objets métaphysiques, la possibilité pour les objets d'exister en vase clos ontologique) qui me laissent perplexe. En tout cas, il a l'air très disposé à discuter avec des philosophes analytiques (il discute l'analyse par Max Black de la métaphore, la réception de Heidegger comme pragmatiste chez les analytiques, le scientisme de Ladyman-Ross déjà cité), et de le faire au moyen d'authentiques arguments et de désaccords francs. Je trouve que c'est un bol d'air frais.
J'ai beaucoup d'admiration pour Meillassoux (son projet général de réhabilitation de la métaphysique contre le scepticisme, certaines analyses fines sur Hume et l'induction) et on attend tous la publication de l'Inexistence de Dieu. Cependant, il est parfois un peu prisonnier de ses oeillères. (1) "Son" récent argument de l'Ancestralité (le monde n'est pas "constitué" par la corrélation avec l'homme puisqu'il y a des fossiles et des événements avant l'homme) est d'une banalité que je ne comprends pas. (2) Il dit dans son livre sur la finitude, qu'il va réactiver un "problème oublié", celui des Qualités secondes, alors que c'est presque le problème le plus discuté dans l'épistémologie et la philosophie de l'esprit...
Harman, oui, il y a un contenu intéressant. Mais je ne comprends toujours pas l'intérêt de passer par le Ciel et les Dieux d'un poème d'Hölderlin pour mieux comprendre Objet phénoménal et Tropes...
Oops, ça sonne, je vais travailler.
Désolé du retard à la réponse...
Pour Meillassoux, je pense qu'il s'agit de voir sa démarche en contexte. On a pu remarquer effectivement que son "ancestralité" n'a rien d'original, ce qui est parfaitement exact (un blogger malicieux a ressorti un texte avançant cet argument sous la main de... Lénine !) ; l'intérêt de sa démarche me semble-t-il est d'adapter l'argument dans un cadre et un langage conceptuel tel qu'il exige une réponse de la part des phénoménologues/kantiens/heideggeriens/derridéens, plutôt que de se voir balayé du revers de la main comme vulgairement "ontique" ou "tributaire de l'attitude naturelle". Ce qui n'est pas mince affaire (il y a un post sur le blog Speculative Heresy où un contributeur ose suggérer que l'ontologie n'est pas intrinsèquement politique... il faut voir l'opposition massive qu'une telle déclaration, apparemment innocente, déclenche dans les cercles continentaux).
De même pour les qualités secondes : ce que QM défend, est la légitimité de la *distinction* entre qualités premières et secondes, et en ce qui le concerne, c'est la validité du concept de qualités premières qui l'intéresse. Il est assez justifié de dire que depuis Kant il était quelque peu tombé en désuétude chez les continentaux.
Pour Harman, je viens de relire le passage incriminé, et je suis d'accord, ça n'apporte pas beaucoup à son argumentation. Je pense que c'est une question d'héritage : il a formé sa philosophie à partir d'Heidegger (en gros, l'OOO c'est Heidegger/Husserl/Latour/Whitehead/Aristote), et il a un peu de mal à ne pas faire référence à son point de départ. Mais bon, je ne suis pas sûr qu'avoir un chapitre superfétatoire (mettons) de 10 pages sur 150 soit vraiment impardonnable.
Je suis d'accord. Il y a de l'inventivité, cela traduit sans doute vraiment un programme de recherche. Ce qui comptera sera leur capacité ensuite à continuer à argumenter comme ils le font sans tomber dans la secte.
Meillassoux a une grande vertu intellectuelle par rapport à son contexte : il n'a rien à voir avec l'obscurantisme lacanien, cela lui donne déjà une supériorité claire sur Badiou ou Zizek (Zizek est clair, cela dit, même s'il dit n'importe quoi).
Je trouve qu'il exagère parfois l'originalité ou la radicalité de sa position (en dehors de son idée centrale du principe de factualité, qui me semble en effet original) mais je n'ai jamais lu quelque chose où il cherchait à "noyer le poisson" ou à écrire dans une rhétorique inutilement obscure.
Il est aussi assez impressionnant comme historien. Même sur des choses bien connues (je l'ai entendu sur Descartes ou sur Hume par exemple), il peut accentuer un aspect intéressant.
Un critique littéraire continental qui tentait de rester en contact avec des thèses philosophiques discutables (il critiquait toute tendance irréaliste dans la Déconstruction et y voyait au contraire une sorte d'outil anti-relativiste) et avec la métaphysique analytique (il a écrit sur Lewis) était Christopher Norris mais on m'a dit qu'il était hélas de plus en plus tombé dans le Dark Side maintenant qu'il commente l'ontologie de Badiou (qui est un poison bien plus toxique que Derrida).
Merci pour la référence sur Norris, j'ai récupéré son bouquin sur la physique quantique, ça a l'air intéressant. Est-ce avant ou après sa conversion chez les Siths ?
Meillassoux a le mérite d'être clair, en effet, ce qui est amusant parce que c'est un disciple (partiel) de Badiou. D'ailleurs même Belhaj Kacem, beaucoup plus chien fou, est meilleur pédagogue que AB.
Pour ce qui est de tout ce joli monde, ils se trouvent réunis dans la compilation "The Speculative Turn", qui a le mérite de mettre en avant les forces et les faiblesses de chacun. C'est en plus en PDF gratuit, pourquoi se priver ? ;)
http://www.re-press.org/book-files/OA_Version_Speculative_Turn_9780980668346.pdf
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