samedi 28 mars 2009

Paratextes & Récits Parasites




Une des cultures Internet que j'ai du mal à comprendre pour l'instant est la FF (Fan-Fiction), cette prolifération incroyable de textes écrits par des fans autour de fictions dites "canoniques".

Jon Elster parlait dans Making Sense of Marx d'une dystopie marxienne inversant la rareté et la division idéologique du travail où tout le monde serait tellement productif que plus personne n'aurait intérêt à devenir consommateur. Tous auteurs mais sans aucun lecteur, tous poètes mais plus aucun critique. On a du mal à imaginer la quantité que la Fanfic représente : les sites de fanfic sur Harry Potter sont de véritables communautés politiques, des cités qui ont des douzaines de milliers de fan-auteurs avec des centaines de milliers de nouvelles, pastiches et continuations. Harry Potter n'existe que depuis une douzaine d'années mais à ce rythme il rivalisera vite dans les paratextes avec la Matière de Bretagne (même si on peut douter pour l'instant qu'émerge un aède comme Chrétien de Troyes ou un Thomas Malory).

Le fan(atique) est déjà considéré comme un cas d'aliénation culturelle depuis au moins Don Quichotte mais l'auteur de fanfic est souvent déprécié à double titre par les auteurs de fiction en tant que parasite et par les fans de la fiction originelle en tant que profanateur de l'intention de l'auteur (la fanfic est née originellement de fantasmes sexuels, les fanfics comme les Tijuana Bibles étaient des versions surtout pornographiques de l'oeuvre dans sa continuation). En un sens, la fanfic est une dimension du déclin général de "l'Autorité" dans la culture, qui va avec une poétique (que Lubomir Doležel appellerait "paracosmique" ou "hétérocosmique") où l'Auteur n'est plus qu'une perspective possible sur un Monde Possible et non plus un Créateur : en esthétique comme en métaphysique, nous sommes dans une monadologie sans Dieu.

Il est toujours amusant qu'on parle de "Canon" ou de "Bible" pour les textes originels car le fanfic a une dimension d'herméneutique critique où on sélectionne et révise le Canon comme les interprètes peuvent reprendre les Ecritures. Le processus devient plus complexe car une Fanfic peut ensuite instaurer une sous-continuité d'un nouveau Canon, un Fanon et donc toute Fanfic est aussi une source potentielle d'un nouveau sous-Canon pour une Fanfic de degré supérieur.

La fanfic est clairement une forme de "mythe", peut-être encore plus nettement que ce qu'on appelle un "mythe" contemporain. Le mythe se distingue d'un autre récit non pas seulement parce qu'il a une fonction de rite (ce qu'on retrouve plutôt dans le jeu de rôle ou dans le cosplay) mais aussi parce qu'il produit des Variantes (Lévi-Strauss : un mythe est l'ensemble de ses variantes). Il partage avec le mythe une négation de l'Autorité dans la multiplication des versions et un certain anonymat (même si certains auteurs de fanfic atteignent une renommée à l'intérieur des communautés de fanfic et deviennent à leur tour des "BNF", Big Name Fans, qui engendrent alors des fanfics spécifiques mutant leurs propres versions de la fiction originelle.)

Les Auteurs et ayant-droits ne peuvent même plus décider de la "Canonicité" qui devient plus diffuse, répartie dans la population des fans, certains décidant de faire sécession sur certains points du Canon qu'il juge inadmissibles.

Il arrivera sans doute un jour à nouveau ce que Gérard Genette analysait dans Palimpsestes pour la Continuation Roland Furieux évinçant Boiardo, une fanfic éclipsant l'oeuvre "canonique" - même si elle risque de se perdre dans la masse des fanfics souvent de qualité médiocre (voir pourtant en un sens Watchmen comme reprise/suppression des héros Charlton).

Henry Jenkins a écrit il y a dix ans un livre sur la culture des fans, Textual Poachers: Television Fans and Participatory Culture, où il explique que le fanfic est une forme dans la culture populaire de compensation pour le fait que les nouveaux mythes produits sont protégés par des droits de copyright et par des corporations (de même que le jeu de rôle réinvestit l'oralité autour d'un nouveau foyer). Jenkins utilise l'expression "braconniers textuels" à partir de Michel de Certeau, L'invention du quotidien, 1980.

Jenkins cite de nombreuses continuations comme celles d'Arcadia de Philip Sidney au XVIe siècle (ce n'est pas un hasard si ensuite le post-moderne Tom Stoppard, l'auteur du post-moderne Rosencrantz & Guildenstern Are Dead - voir aussi le nouveau film d'horreur parodie de la parodie Rosencrantz & Guildensten Are Undead -, a aussi fait une Arcadia). Il y a une dimension aussi de Gender car une large majorité des auteurs de Fanfics sont des femmes et c'était déjà vrai pour Arcadia.

Le philosophe analytique Peter Ludlow (Toronto) a eu un parcours particulier puisqu'après avoir publié des textes de philosophie de la linguistique dans une lignée austère chomskyenne, il se consacre aussi à une poétique sur les mondes persistants en ligne comme SecondLife - il avait créé une sorte de presse dans le monde de SimsOnline qui le fit censurer et chasser des Sims quand il fit trop parler de lui dans son blog collectif Alphaville Herald.

Ludlow a sur le site slovène de Nova Gorica (le plus souvent zizekien) une vidéo de conférence sur la sémantique de la fanfic.

Ludlow propose d'amender le modèle dit "contrefactuel" de sémantique de David Lewis dans son article "Truth In Fiction". Lewis avait proposé de lire un énoncé de type "ϕ est vrai dans la fiction F" comme "ϕ est énoncé dans F et/ou ϕ serait vrai dans tout monde possible proche de ce que le public de F pouvait croire si ce n'était pas exclu explicitement dans F".

Ludlow veut rendre compte à la fois du fait que plusieurs normes (ensembles de croyances acceptables) peuvent se créer (le Canon mais aussi ensuite plusieurs hiérarchies de Fanon avec une fanfic enchassée dans une autre et admettant l'une des ramifications de ses réinterprétations du Canon), mais que tout ne peut pas s'admettre pour autant (il y a bien une norme qui exclut des continuations jugées plus parodiques ou ratées). "ϕ est vrai dans FF" signifie donc maintenant à peu près "ϕ est énoncé dans FF et/ou ϕ serait accepté dans tout monde possible dans une extension permissible du Canon selon un ensemble de normes".

3 commentaires:

Fr. a dit…

"où l'Auteur n'est plus qu'une perspective possible"

Mais alors Pierre Bayard, c'est de la fanfic de Conan Doyle ?

Elias a dit…

"où l'Auteur n'est plus qu'une perspective possible"
Ah oui Bayard théorise cela notamment pour les romans policiers, mais pas seulement.

"Tous auteurs mais sans aucun lecteur, tous poètes mais plus aucun critique."
Avec le Comment améliorer les oeuvres ratées de Bayard le rôle du critique serait justement de réécrire lui-même ce qui ne lui convient pas.

Phersv a dit…

L'idée de participation du lecteur qui révise et sélectionne l'oeuvre est en effet au centre de la fanfic. Certains réécrivent des scènes ou divergent du canon.

Le problème de sémantique de la fiction dont parle Peter Ludlow est justement sur ce problème. The Adventure of the Speckled Band de Conan Doyle pose en effet un problème car la solution de l'énigme est fautive : ce serpent ne peut pas monter une corde.

On a donc deux solutions : soit dire comme Lewis que la Convention de lecture est de partir des normes admises par les lecteurs potentiels de l'époque (et donc Holmes a vraiment trouvé le coupable, dans le récit), soit s'amuser comme dans la Fanfic à introduire un autre ensemble de normes de lecture pour réviser le récit.

En ce dernier cas, soit Holmes s'est en fait trompé dans la réalité fictionnelle, soit Doyle nous a donné une mauvaise version de cette réalité fictionnelle.