William James Sidis (1898–1944) fut un incroyable génie précoce (entrant en programme de mathématiques à Harvard à 11 ans avec l'architecte visionnaire Buckminster Fuller (1895 – 1983) ou le fondateur de la "cybernétique" Norbert Wiener (1894-1964). Ce qui fit fantasmer n'est pas seulement l'enfant prodige qui apprenait des douzaines de langues obscures enfant, c'est qu'il aurait été un Génie "artificel", conçu comme une sorte de projet de psychologie et de pédagogie par son père médecin Boris Sidis, qui prétendit réussir à stimuler son intelligence par divers moyens, dont une sorte de suggestion hypnotique dès ses premiers mois. Si une telle méthode de production du surhomme existait, cela serait une métaphore du XXe siècle avec ses songes totalitaires.
Mais pendant la Grande Guerre, le prodige de Harvard devient militant pacifiste et socialiste et il se fait arrêter le 1er Mai 1919 lors d'une manifestation interdite où il agitait le drapeau rouge (il minimisera plus tard l'affaire dans l'interview du New Yorker en disant qu'il cherchait à séduire une passionaria, mais il resta célibataire toute sa vie). Ses parents, qui avaient fui la Russie en 1887, essayent alors de le rééduquer et le menacent de l'interner. William Sidis, furieux contre ses parents, va vivre non pas dans l'isolement d'un excentrique complètement autiste (on lui connaît des amis) mais il va décevoir tous les espoirs qu'on mettait en lui en ne publiant guère que sous des pseudonymes sur les horaires de transports publics, une de ses obsessions (ce qu'il appelle sa "péridromophilie").
L'opinion commune depuis 80 ans est qu'il s'épuisa donc très vite à l'âge adulte, malgré son "avance" : éclos trop vite, privé de son enfance et sans vraie maturité.
La croyance fanatique des Sidismaniaques est bien entendu l'inverse. Comme on sait que Bill Sidis a publié sous divers pseudonymes (Frank Folupa, John Shattuck, etc.), certains espèrent toujours retrouver un jour des textes secrets, des chefs d'oeuvre invisibles qui prouveraient qu'il avait conservé clandestinement des conceptions bien plus perspicaces que le commun de l'humanité.
Les éléments en faveur de cette dernière thèse viennent surtout d'un idée assez vague que Sidis écrit à 27 ans dans un opuscule de cosmologie scientifique, The Animate and the Inanimate (1925). Il y propose de définir le vivant comme la négation (ou du moins une lutte ou une limitation locale) de l'entropie. On associe souvent cette idée à la conférence Qu'est-ce que la vie ? (1944) d'Erwin Schrödinger mais Sidis fait remarquer lui-même qu'on attribuait déjà la même intuition à Lord Kelvin : la vie comme Démon de Maxwell local. La cosmologie du livre suppose un univers aux lois réversibles mais ne semble pas ajouter d'idées si radicalement nouvelles ni montrer par ce talent mathématique plus d'avancées.
Un argument en faveur de l'opinion commune que Sidis avait bien décliné après cette crise de 1919 est qu'on a retrouvé en fait beaucoup d'écrits et qu'ils sont le plus souvent mortellement ennuyeux ou dénués de tout génie visible.
Dans les années 30, Sidis demeure ultra-pacifiste mais il va passer d'une sympathie pour la socialisme soviétique à l'extrême opposé au nom d'un attachement à une Continuité historique spécifiquement américaine (ce qui pourrait donc ressembler à une adaptation de la justification burkienne de la tradition). Il part d'une idée fondamentale de droit individuel (et notamment la lutte pour la liberté d'expression) puis crée une revue qu'il publie tout seul, Continuity News (1938-1939). Il y définit sa position comme "Libertarienne" (il aurait été un des premiers à dissocier ce terme du sens de l'anarchisme de gauche) ou "orarchique" ("pouvoir limité", en gros, donc, "minarchique"). Dans ces pages de sa revue amateur, il ne cesse d'attaquer avec un ressassement qui semble un peu névrosé le Parti démocrate local dans le New Jersey (le bossisme clientéliste de Frank Hague qu'il surnomme "Franco"), Franklin Delano Roosevelt et le New Deal au nom de son Pacifisme (il est opposé à toute intervention en Europe) et de son Libertarianisme (qui a l'air assez "nozickien").
A 15 ans, Sidis avait écrit un long projet de Constitution utopique, où on remarque plus clairement son goût pour le mos geometricum. L'article I commence par définir les termes du calendrier (et même les différents aspects du système métrique) et décide que les habitants seront nommés par une sorte de Numéro de sécurité sociale par leur date de naissance dans le calendrier (on est 7 ans avant qu'Ievgueni Zamiatine se soit moqué d'un tel scientisme deshumanisant dans son roman Мы où D-503 tombe amoureux d'I-330). Cette Constitution interdit la religion et est assez proche d'une forme de communisme, où chaque enfant est confié par l'Etat à un Citoyen pour le préparer aux examens (le seul moyen de devenir Citoyen étant de les réussir).
Mais il y a un dernier argument en faveur de la thèse que Bill Sidis était devenu simplement fou. Dans ce texte écrit vers 1938, Sidis mentionne une légende (venue de Nathaniel Hawthorne en 1838) qu'il y aurait une sorte de figure éternelle du Héros Américain, "The Gray Champion", vétéran récurrent des révoltes états-uniennes, et que lui, William James Sidis, serait désormais la réincarnation de ce Gris Champion de la Liberté (qui pourrait être d'ailleurs le premier superhéros américain, bien avant Zorro ou Doc Savage - une recherche sur l'internet montre que c'est hélas surtout l'extrême droite survivaliste américaine qui s'est désormais approprié ce Gris Champion comme une sorte de Jeanne d'Arc).
Sidis me paraît plus amusant que le héros favori des nerds américains, Nikola Tesla (même si ce dernier a sans doute mieux réussi que lui) et les deux partagent cette aura mythique qu'on a envie d'accorder à ceux qui auraient été des héros potentiels dans la structure de nos sociétés et qui sont tombés dans un relatif oubli, ou bien dans ce que Sidis espérait être "l'anonymat" d'une vie préservée.
William Sidis a prétendu avoir trouvé la valeur de la contribution anonyme dans la culture "Okamakamesset" des Indiens de Nouvelle Angleterre. Il disait avoir étudié leur culture et leur langue (et il semble avoir vraiment été un des premiers en cette époque, bien après Franz Boas, à valoriser la culture autochtone en écrivant même une histoire amérindianocentrique) mais je ne trouve sur l'Internet aucune mention de cette tribu Okamakamesset en dehors de textes sur Sidis. Il semble donc qu'il ait pu créer cette culture dont il se réclamait au moment même où il multipliait les pseudonymes pour défendre son individualisme radical.
Là où Sidis peut donc continuer de fasciner, en dépit de sa folie ou du moins de toute son excentrique et stérile inanité est qu'il ne finit pas en Crank maniaque plein de rancoeur (en dehors de quelques textes haineux contre Roosevelt), mais en semblant satisfait de ce qu'il avait fait, par quelques schémas complexes sur les tramways. Il faut imaginer Sidis heureux.
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Il y a 5 heures
3 commentaires:
Ah ! C'est pour ce genre de texte que j'aime ce blog.
"Si une telle méthode de production du surhomme existait, cela serait une métaphore du XXe siècle avec ses songes totalitaires."
Il y avait déjà un peu de cela dans l'éducation que James Mill "infligea" à son fils presque un siècle plus tôt, non? Mais John Stuart Mill, lui se releva de la crise que ce genre d'entreprise éducative semble vouée à susciter...
A part ça je surenchéris sur le commentateur précédent, c'est pour ce genre de texte que j'adore ce blog.
Merci !
Je n'avais pas pensé à l'analogie avec la précocité géniale de Mill. Il a eu une dépression nerveuse à 20 ans vers 1826 à la fin de ses études mais il dit qu'il a surmonté sa crise grâce à la littérature, qui devait rééquilibrer son esprit positiviste et associationniste et limiter la place du Benthamisme brut pour qui le jeu de push-pin a autant de valeur qu'une oeuvre poétique. Comte a eu le mysticisme féminin (Clotilde de Vaux) pour rééquilibrer l'état positif et Mill a eu la poésie.
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